Pour un municipalisme libertaire de Murray BOOKCHIN

Murray Bookchin fut un historien, philosophe, écologiste américain qui, après avoir partagé les rangs du communisme puis de l’anarchisme dans les années 1940-1960, les a quittés pour fonder l’écologie sociale et le municipalisme libertaire. Pour un municipalisme libertaire est un bref ouvrage (50 pages), publié en 1984, qui présente l’essentiel de sa version personnelle de l’anarchisme : le municipalisme libertaire.

Ni social ni étatique mais politique

Pour Bookchin, l’apparition des cités, dans l’Antiquité, en mettant fin à l’esprit de clocher et à l’entre-soi, est ce qui a permis l’émergence à la fois de l’idée d’humanité universelle et de celle du politique. Il définit le politique comme

« le processus de transformation d’une population, agglomération d’individus séparés, en un corps de citoyens fondé sur des modes éthiques et rationnels d’association. », totalement distinct aussi bien du social que de l’étatique, « une forme de participation civique et d’administration qui se pose en contradiction à l’Etat et qui s’étend au-delà de ces éléments de base des relations humaines qu’il convient de qualifier de sociaux »

Bookchin insiste en effet sur l’importance de distinguer le politique de l’étatique, ce dernier se définissant par sa grande taille et sa volonté centralisatrice opposée à toute réelle participation citoyenne

Commune contre Etat

« Soit le pouvoir appartient dans son ensemble à l’assemblée populaire totalement souveraine, soit il appartient à l’état. »

Pour lui, pas de démocratie participative telle que font semblant de la promouvoir nos conseils de quartier : l’Etat centralisé ne peut cohabiter avec l’assemblé populaire. Et le bilan (nul) des conseils de quartier actuels valide cette idée.
Il y a incompatibilité fondamentale entre la nécessaire proximité du municipalisme et le besoin de controle et de simplification de l’Etatcentralisé.

La cité pas la ville

Bookchin, conscient des limites humaines des assemblées populaires, insiste donc sur leur nécessaire petite taille, pointant le problème posé par la métropolisation. Il se réfère à la dichotomie lexicale des latins qui différenciaient l’URBS (ensemble de batiments) de la CIVITAS (union des citoyens), distinction qui disparut sous l’Empire quand la dilatation de l’Urbs dilua la Civitas et que l’Empereur absorba les pouvoirs du sénat. La république romaine, comme Athènes au Vème siècle, peuvent être vues comme des exemples de municipalisme et, dans les 2 cas, leurs institutions ont perdu leur efficacité quand leur territoire s’est étendu. C’est pourquoi Bookchin privilégie une échelle locale de décisions et une structure confédérale pour relier les différentes municipalités.
Par conséquent, la démocratie directe n’est pour lui pas viable à l’échelle nationale en tous cas centralisée. Il est donc amené à repenser l’échelle nationale comme une confédération d’assemblées populaires, proches du modèle suisse.

« Le municipalisme libertaire, contre-pouvoir capable de placer en contrepoint à l’Etat centralisé des assemblées et des institutions confédérales »

La politisation

C’est seulement en gardant le pouvoir à l’échelle municipale que chaque membre de la communauté peut se transformer en citoyen, et ainsi, « faire peuple »

« Ce processus de « civilisation » civique n’est qu’une autre appellation de la politisation, processus de transformation de la masse en un corps politique délibératif rationnel et éthique. Pour pouvoir le réaliser, les humains doivent pouvoir s’assembler autrement que comme monades isolées, ils doivent pouvoir discourir entre eux directement et arriver ainsi pacifiquement à une communauté de vues qui permette la prise de décisions. »

Les expériences de gouvernance partagée, de démocratie locale telle qu’à Saillans, ou de démocratie directe telle que la Convention Citoyenne pour le Climat relèvent de ce processus de politisation/civilisation.
Leur rareté, et leur récupération par l’Etat, donne de nouvelles clés de compréhension à la dé-politisation actuelle, que Bookchin résume ainsi

« Un peuple dont la seule fonction « politique » est d’élire des délégués n’est pas en fait un peuple du tout, c’est une « masse » »

Bookchin est donc bien sûr fortement antiparlementaire, en tous cas à une échelle nationale. Contrairement aux anarchistes pur souche, il est en revanche en faveur d’une participation aux élections locales pour changer les institutions par le bas

Une influence certaine

Le municipalisme libertaire de Bookchin a fortement inspiré le leader kurde Abdulah Ocalan, fondateur du PKK, avec lequel il a correspondu pendant son emprisonnement en Turquie. Le projet politique du Kurdistan est une confédération libertaire qui vit depuis 2014 au Rojava. « Suivant les principes du «confédéralisme démocratique» promu par M. Öcalan, les cantons de Djézireh, de Kobané et d’Afrin se sont dotés d’une structure administrative fédérale regroupant les délégués des conseils populaires (les maisons du peuple), mandatés par les assemblées de communes. La fédération est chargée des commissions pour la défense, la santé, l’éducation, le travail et les affaires sociales. Chaque conseil gère les ressources agricoles et énergétiques (le Rojava est riche en pétrole, mais ne peut l’exporter en raison de l’embargo) de manière autonome, coopérative et écologique (11). Dans le Kurdistan du Nord turc, le Congrès pour une société démocratique (DTK) fédère depuis 2010 les conseils venant des villes, districts et arrondissements de la région. Le DTK, qui se veut un conseil des conseils, accueille également des représentants des communautés arménienne, araméenne, yézidie, alévie et turkmène qui fuient les conflits. » (source le monde diplomatique, 2016)
Le Chiapas Zapatiste met aussi en pratique les principes du municipalisme libertaire depuis 20 ans.

Publiée en 1984, cette brochure portait en germe de nombreux courants que l’on retrouve aussi dans le monde de la transition européen : relocalisation, gouvernance partagée, démocratie locale. Le municipalisme libertaire a inspiré certains mouvements Gilets Jaunes et même un certain nombre de candidats aux dernières municipales, ainsi qu’en témoigne Reporterre. Dans quelle mesure ces mouvements sont-ils conscients de se nourrir à des sources anarchistes? Dans quelle mesure sont-ils conscients de participer à la réécriture de l’histoire, en ne le disant pas, et peut-être de se couper de savoirs issus des expériences d’il y a un siècle?

Pour conclure, je vous livre les dernières lignes de ce manifeste qui font fortement écho pour moi à ce que nous vivons actuellement :

« La capacité que détient l’autorité à commander physiquement à l’individu aura atteint à un pouvoir plus total que l’impératif de la simple coercition quand elle aura fait main basse sur l’esprit humain lui-même – sur sa liberté de penser de façon créative et à résister avec des idées, même lorsque les événements inhibent temporairement sa capacité à agir. »

« 

Pour approfondir sur le Rojava

Un article de présentation de Reporterre
Et les enjeux actuels

un ouvrage de spécialiste

Une interview de Pierre Bance par mediapart

Et sur le Chiapas

Un article du monde diplomatique

Dix petites anarchistes de Daniel de Roulet

Ce petit roman est un pur bonheur : c’est un récit de vies de 10 jeunes filles puis femmes de Saint Imier, ville suisse connue pour ses horloges et pour être le berceau officiel de l’anarchisme lors du congrès de 1872. Les 10 héroïnes assistent adolescentes aux discussions de ce congrès et cela conforte leurs aspirations. Elles décident de partir ensemble, vers une autre vie, avec pour maxime « Ni Dieu, ni maître, ni mari !  » et s’exilent, direction la Patagonie pour commencer.

Le récit est construit en référence à 10 petits nègres, une des femmes quittant le groupe à chaque chapitre et la dernière, Valentine, est la narratrice. Tout au long du roman, on croise les figures de proue de l’anarchisme : Bakounine à Saint Imier, Louise Michel sur le bateau qui la déporte et surtout Malatesta, dont tombe amoureuse une des 1O petites.
Ce roman offre une vision passionnante (et oubliée) de ce qu’a pu être la vie des femmes anarchistes avant guerre, au croisement entre féminisme et anarchisme. Leur aspiration à la liberté est totale, et elles s’organisent ensemble pour y répondre au mieux, sans s’aveugler sur les difficultés et les limites, l’important étant l’expérience. Ainsi, elles participent à la construction d’un village libertaire sur l’Île de Robinson Crusoé mais, quand elles apprennent que le gouverneur envoie l’armée, elles décident collectivement de poursuivre ailleurs leur vie. ce lieu s’appelle d’ailleurs L’Expérience.

« Ce qui compte, ce n’est pas de réaliser l’utopie de l’anarchie. C’est d’être anarchiste. »


Elles vivent ensemble, construisant toujours ce qu’on pourrait appeler un écovillage où chacune a sa chambre, mais où les espaces de vie et de travail sont collectifs. Certaines ayant des qualifications de boulangère et horlogère, souvent elles montent une coopérative appelée La brebis noire en cherchant des coopérateurs parmi les habitants du coin, en Patagonie, sur l’ile ou à Buenos Aires. Les enfants qui naissent de leurs aventures plus ou moins durables et connues du reste du groupe sont élevés collectivement. Quand l’une meurt en couche, son fils orphelin reste avec le groupe. Régulièrement, elles tiennent des discussions philosophiques avec animatrices ( pour ou contre la propagande par le fait?) De même, elles discutent jusqu’à arriver à un consensus pour prendre les décisions importantes.


J’ai été étonnée de voir à quel point toutes ces solutions qu’on m’a présentées comme « de la Transition » ont été en fait inventées et largement expérimentées par les anarchistes il y a déjà un siècle. Plus encore, j’ai été inspirée de voir à quel point ces femmes ont réussi il y a un siècle à vivre ensemble et sans mari malgré les difficultés des conditions matérielles et sociales. Et stupéfaite, encore une fois, de constater à quel point ces pages d’histoire ne sont pas enseignées mais au contraire soigneusement cachées… Même par ceux qui, pourtant, ont les mêmes aspirations ! Et c’est bien dommage parce que ces aspirations gagneraient en force de convictions si on les présentaient comme ayant déjà été largement et avec succès expérimentées !

Si vous avez un.e ami.e féministe ou qui aspire à vivre autrement, offrez-le lui ! Mais lisez-le avant. 😉