Dix petites anarchistes de Daniel de Roulet

Ce petit roman est un pur bonheur : c’est un récit de vies de 10 jeunes filles puis femmes de Saint Imier, ville suisse connue pour ses horloges et pour être le berceau officiel de l’anarchisme lors du congrès de 1872. Les 10 héroïnes assistent adolescentes aux discussions de ce congrès et cela conforte leurs aspirations. Elles décident de partir ensemble, vers une autre vie, avec pour maxime « Ni Dieu, ni maître, ni mari !  » et s’exilent, direction la Patagonie pour commencer.

Le récit est construit en référence à 10 petits nègres, une des femmes quittant le groupe à chaque chapitre et la dernière, Valentine, est la narratrice. Tout au long du roman, on croise les figures de proue de l’anarchisme : Bakounine à Saint Imier, Louise Michel sur le bateau qui la déporte et surtout Malatesta, dont tombe amoureuse une des 1O petites.
Ce roman offre une vision passionnante (et oubliée) de ce qu’a pu être la vie des femmes anarchistes avant guerre, au croisement entre féminisme et anarchisme. Leur aspiration à la liberté est totale, et elles s’organisent ensemble pour y répondre au mieux, sans s’aveugler sur les difficultés et les limites, l’important étant l’expérience. Ainsi, elles participent à la construction d’un village libertaire sur l’Île de Robinson Crusoé mais, quand elles apprennent que le gouverneur envoie l’armée, elles décident collectivement de poursuivre ailleurs leur vie. ce lieu s’appelle d’ailleurs L’Expérience.

« Ce qui compte, ce n’est pas de réaliser l’utopie de l’anarchie. C’est d’être anarchiste. »


Elles vivent ensemble, construisant toujours ce qu’on pourrait appeler un écovillage où chacune a sa chambre, mais où les espaces de vie et de travail sont collectifs. Certaines ayant des qualifications de boulangère et horlogère, souvent elles montent une coopérative appelée La brebis noire en cherchant des coopérateurs parmi les habitants du coin, en Patagonie, sur l’ile ou à Buenos Aires. Les enfants qui naissent de leurs aventures plus ou moins durables et connues du reste du groupe sont élevés collectivement. Quand l’une meurt en couche, son fils orphelin reste avec le groupe. Régulièrement, elles tiennent des discussions philosophiques avec animatrices ( pour ou contre la propagande par le fait?) De même, elles discutent jusqu’à arriver à un consensus pour prendre les décisions importantes.


J’ai été étonnée de voir à quel point toutes ces solutions qu’on m’a présentées comme « de la Transition » ont été en fait inventées et largement expérimentées par les anarchistes il y a déjà un siècle. Plus encore, j’ai été inspirée de voir à quel point ces femmes ont réussi il y a un siècle à vivre ensemble et sans mari malgré les difficultés des conditions matérielles et sociales. Et stupéfaite, encore une fois, de constater à quel point ces pages d’histoire ne sont pas enseignées mais au contraire soigneusement cachées… Même par ceux qui, pourtant, ont les mêmes aspirations ! Et c’est bien dommage parce que ces aspirations gagneraient en force de convictions si on les présentaient comme ayant déjà été largement et avec succès expérimentées !

Si vous avez un.e ami.e féministe ou qui aspire à vivre autrement, offrez-le lui ! Mais lisez-le avant. 😉

Pourquoi l’anticomplotisme est-il en échec et doit y rester

La « sortie » du documentaire Hold up, et sa très large diffusion (plus de 6 millions de vues la première semaine), refont jaillir les textes et vidéos sur le complotisme, pour une condamnation unanime des médias mainstream et une déconstruction pédagogique des mécanismes de ce type de supports, d’autant plus que ce documentaire a une audience bien plus large que la « sphère complotiste traditionnelle ».
Le clivage complotistes/anticomplotistes s’accentue, autour d’un sujet aux enjeux bien plus lourds que « A-t-on marche sur la Lune? » : le pourquoi et le comment de la crise sanitaire actuelle. Dans quelle mesure ce clivage n’est-il pas révélateur des tensions internes à notre société?

Le complotisme, une erreur de raisonnement?

Les médias main stream et autres sites anticomplotistes expliquent doctement que l’on reconnait une vidéo complotiste à l’utilisation d’un certain nombre de procédés, ainsi que l’expose par exemple Partager c’est sympa

Le plus révélateur serait le

Mille-feuille argumentatif

C’est-à-dire le fait de juxtaposer des arguments de toute nature, trop d’arguments, trop vite, trop longtemps, pour provoquer une sidération qui facilite l’adhésion. Et effectivement, les 2h30 d’Hold up Covid y excelle.

Mais, si l’on prend un peu de recul, ne peut-on penser que tous les médias aujourd’hui font du mille-feuille?
Que penser de l’info en continu de BFM? Est-ce que ce n’est pas précisément un mille-feuille, même pas argumenté?
Et si l’on regarde un large panel de vidéos Youtube à volonté vulgarisatrice, ne font-elles pas exactement la même chose?

Plus fondamentalement, cette impression d’avalanche d’informations n’est-elle pas le quotidien de tout lycéen ou étudiant?

Et, au fond, toute argumentation n’est-elle pas un mille-feuille? Certes, une argumentation de qualité est un cheminement mais en rencontre-t-on souvent?

La norme de l’exposition d’informations EST le mille-feuille et en faire un critère de reconnaissance de complotisme est au mieux inefficace, au pire… Condescendant?

Parce que, au fond, ce qui différencie un mille-feuille jugé complotiste d’un mille-feuille jugé fiable ce n’est pas sa structure, ce sont ses sources et la réputation de ses experts. Les anticomplotistes pointent l’utilisation de

L’argument d’autorité

Les vidéos complotistes feraient appel à des experts qui n’en sont pas, dans le but de « faire le buzz/faire de la propagande ». Cet argument pose au moins deux problèmes :

  • aujourd’hui, l’immense majorité des médias veulent vendre donc… faire le buzz… Et les liens des médias avec les grandes entreprises les éloignent de l’objectivité pour les rapprocher de la propagande. La publicité elle-même est perçue par certains comme de la propagande. Si bien que ce reproche-là aussi est perçu comme injustifié
  • La remise en cause de la fiabilité des experts est elle aussi difficilement convaincante. En effet, toutes les chaînes d’info font appel à des experts, toujours les mêmes et les raisons pour lesquels ils seraient plus fiables que d’autres sautent d’autant moins aux yeux que ces experts répètent le même discours dominant. Ils créent l’impression d’être fiables parce qu’ils disent ce qui est attendu. Ainsi, naît l’idée que l’on ne peut être un expert si l’on tient un discours minoritaire.
    Une idée validée par le fait -réel- que la qualité d’un expert, tient in fine à sa validation par ses pairs.
  • Cette validation dépend du respect du protocole scientifique et de la critique des sources, qui est le 3ème point d’achoppement du complotisme

Respect du protocole scientifique et critique des sources

Le respect du protocole scientifique ne peut plus aujourd’hui passer pour une preuve absolue de vérité. Toute personne ayant fait des études secondaires a intégré que les connaissances évoluent, que des certitudes se révèlent finalement fausses avec l’évolution de la recherche. Et même que ce tâtonnement est l’essence même de la méthode scientifique qui fait donc une large part… A l’erreur ! Une thèse n’est acceptée que tant qu’il n’y en a pas de meilleures.

« La plupart des autres primatologues, pourtant peu enclins à accepter l’explication de l’automédication, se sont montrés incapables d’avancer d’autres explications convaincantes » et ont donc (provisoirement) admis cette thèse.
K. Glander, cité dans Biomimétisme de J.M. Benyus

En outre, la validation par les pairs, base du protocole scientifique, se heurte aujourd’hui à la marchandisation des revues et au monopole de quelques grands groupes d’édition scientifique qui filtrent et donc biaisent cette validation, ainsi que l’explique bien ce Datagueule

L’opinion publique s’est donc faite à l’idée que la vérité est relative, même en sciences, même en respectant scrupuleusement les méthodes scientifiques.
Ce doute est encore plus vif quand on sort du domaine des sciences dures et l’enquête journalistique, si bien argumentée soit-elle, ne peut plus prétendre présenter une vérité. Ou, à tout le moins, elle a beaucoup perdu en confiance… Puisqu’il n’y a pas de certitudes, pourquoi les thèses qu’on me désigne complotistes le seraient-elles?

Au final, les critères de reconnaissance formels des vidéos complotistes ne sont pas convaincants parce qu’ils sont largement partagés ou proches de tous les autres médias. Comme l’écrit Frederic Lordon, économiste certes hétérodoxe, les vidéos complotistes partagent

« les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là. »


Et donc, ce qui serait le plus caractéristique du complotisme serait la nature et la structure de la thèse elle-même, pas la forme mais le fond, ainsi que le résume cette infographie tirée d’un site gouvernementale, explicitement intitulée On te manipule

Cette réflexion sur les critères de reconnaissance du complotisme,et autre méthode de « débunkage », a tenté d’expliquer pourquoi ils échouent souvent à convaincre le public acquis à ces thèses.
Au fond, les dites méthodes de débunkage ne prennent pas en compte les effets de l’avènement de

La société de la connaissance, telle que définie par le journaliste, professeur de management Peter Drucker.

« Les médias ont modifié la perception de la réalité »

Les médias et leur massification ont modifié, en l’occurrence, la perception de la vérité et de ses garanties, la perception des figures d’autorité et même de ce qui peut sembler (in)vraisemblable. En multipliant les informations, les analyses, les experts, ils ont réduit la confiance que le public leur accordait.
La démocratisation de l’enseignement, la hausse globale du niveau de qualification de la population a aussi modifié le sentiment de compétences des lecteurs/spectateurs qui se sentent plus sûrs dans leurs opinions qu’il y a 50 ans. Après tout, ils ont fait des études et sont qualifiés.
Et donc si les médias échouent aujourd’hui à convaincre une partie des spectateurs étiquetés complotistes, c’est parce qu’ils ne prennent pas en compte les modifications profondes des structures de la connaissance. Mais, c’est aussi et peut-être surtout parce qu’ils ne répondent pas aux besoins REELS de ces spectateurs, faute de chercher à les identifier.

La suite de cette analyse s’intéresse essentiellement aux thèses complotistes autour du COVID parce qu’elles passent avec succès toutes les premières étapes du décodeur ci dessus, ce qui est aussi un des facteurs explicatifs de son audience bien supérieure à la moyenne. A la fois plus complexes et plus écoutées, elles répondent sans doute à des besoins sociaux plus importants qu’il est intéressant et important d’élucider.

Le complotisme COVID, réponse à des besoins fondamentaux et mis à mal par la crise sanitaire

Hold up COVID pose en effet tout haut les questions que tout le monde se pose (de moins en moins) tout bas :
Pourquoi ce virus?
Pourquoi cette gestion de la crise?
Qu’est-ce qu’il y aura après?

Ces questions sont profondément anxiogènes et existentielles… d’autant plus qu’aucune réponse apaisante et crédible n’est apportée.

Certes, on peut se dire, avec Michel Rocard, que tout ceci n’est que le fruit de l’incompétence

« Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. »
Michel Rocard

Mais cela augmente plus l’angoisse que cela ne la réduit : nos conditions de vie se sont brutalement dégradées à cause de la connerie de quelques-uns… Et ceux qui nous dirigent seraient des cons, incompétents que nous avons toutefois élus et qui dirigent nos vies et décident de notre avenir: bonjour l’angoisse !

Le complotisme COVID, réponse au besoin de sens et de cohérence


Il est clairement plus rassurant de penser qu’ils ont un plan, si pernicieux soit-il. Les thèses complotistes séduisent parce qu’elles fournissent des réponses rassurantes parce que cohérentes, à des questions existentielles angoissantes, ou, pour reprendre le mot de Simone Weil, vertigineuses…

Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; […] [l]es termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige
S. Weil

Finalement, les thèses complotistes COVID se rapprochent dans leurs finalités de la religion. C’est un dogmatisme (qui certes ne s’assume pas totalement) Et il remplit les missions qui furent longtemps celles de la religion : il donne des réponses cohérentes aux besoins de comprendre. La thèse du complot remplace la volonté divine pour expliquer les malheurs du monde. C’est irrationnel mais au moins… Il y a une raison et c’est ce qui importe ! Elles s’appuient sur le même archétype fondamental de pensées.
La posture athée n’est en effet pas facile à tenir, comme le disait déjà Blaise Pascal

« Athéisme, marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement »

Le complotisme COVID répond aussi aux besoins de lien et de pouvoir

En outre, en apportant cette réponse, et comme la religion, ce documentaire crée un sentiment d’appartenance qui lui aussi rassure. Il y a ceux qui y croient et les autres. A l’heure de la distanciation qui affaiblit le lien social réel, une appartenance qui ne tient qu’aux idées et passe par les écrans est fortement séduisante… Et rassurante : elle rompt ce sentiment d’isolement confiné.

Enfin, les thèses complotistes COVID nourrissent aussi le besoin de pouvoir par la connaissance. Et, à l’heure des suppressions des libertés sans consultation, à l’heure des attestations, le besoin de pouvoir a bien besoin d’être nourri et tous les moyens sont bons.

Donc, on peut expliquer le succès de Hold up COVID parce que ses thèses nourrissent des besoins de cohérence, d’appartenance et de pouvoir particulièrement malmenés par le crise sanitaire et absolument ignorés par les médias mainstream. Elles les nourrissent d’une façon qui se rapprochent beaucoup des systèmes de croyance religieux.

Mais, on ne stigmatise pas les croyants en répétant à l’infini combien leurs croyances sont irrationnelles ou, au moins, depuis 2 siècles de combat laïc, on a compris que la meilleure façon de les faire changer d’avis est d’apporter une réponse plus convaincante (scientifique?) à leurs questions existentielles… Et de tolérer que les croyants résistent à ce qui peut aussi bien être vu comme du prosélytisme et gardent leurs croyances.

En effet, tout comme l’athéisme est une posture intellectuelle minoritaire, l’anticomplotisme traduit un clivage de classe, voire un mépris de classe.

L’anticomplotisme, expression d’un mépris de classe

Le terme de complotiste résonne souvent comme pouvait résonner celui de bigote ou de bondieusard, on y sent une condescendance semblable envers ceux qui ne réfléchissent comme il se doit. Nicolas Casaux résume ce mépris ainsi


Les anticomplotistes s’empressent de conchier tous ceux qu’ils qualifient de « complotistes », de les traiter de tous les noms, de les dénigrer avec parfois un mépris de classe abject (je ne sais plus quel article mass-médiatique renvoie à un thread Twitter d’une personne affirmant que les complotistes sont des gens « moyens » (ne possédant pas de diplôme supérieur d’éducation, etc.) frustrés et idiots).

Mais, cette condescendance est encore pire aujourd’hui : il y a un siècle, les intellectuels laïcs étaient conscients de la différence de nature entre raison et croyance. Aujourd’hui, les anti-complotistes reprochent aux personnes séduites par les thèses complotistes de ne pas se donner les moyens de réfléchir « correctement ». Or, c’est une imposture de suggérer que tout le monde peut faire ce travail de recherches d’informations, de croisement des sources et de constructions d’une pensée personnelle. Rares sont ceux qui en ont le temps après une journée de 8h et plus rares encore ceux qui en ont l’envie, et c’est légitime !

En outre, comme le rappelle Peter Gelderloos, philosophe libertaire,

« Les personnes sur-éduquées des milieux aisés sont intensivement entraînées à n’utiliser l’analyse que pour défendre et améliorer le système existant tout en les rendant tragiquement sceptiques et dérisoires vis-à-vis des idées et des suggestions révolutionnaires. »

Oublier que le débunkage et le travail d’enquête sont la mission des médias mainstream, pas des personnes, relève du mépris de classe des classes aisées et éduquées envers le peuple qui ne sait pas penser.

Cela devrait être la mission des médias de fournir des réponses claires et fiables, facilement accessibles, bref de vulgariser. Mais la massification des médias a plus brouillé et noyé la vulgarisation que le contraire : il est aujourd’hui bien plus chronophage et compliqué de vérifier et sourcer les informations qu’il y a 20 ans et c’est loin de n’être qu’une question de volonté. Je ne crois pas qu’il y ait eu de documentaire objectif et grand public sur la chloroquine ou sur tout autre sujet de débats abordés par Hold up Covid…

Les vidéos complotistes produisent pourtant de la connaissance,

Les théories complotistes produisent bel et bien de la connaissance, même si ce processus n’aboutit pas à un savoir vrai. En effet, si l’on reprend les définitions de Patrick Juignet, psychiatre et philosophe

« La connaissance est un rapport actif au monde qui vise à s’en faire une représentation et à l’expliquer. » Son résultat est le savoir

Il ne fait aucun doute que Hold up Covid relève bien d’un processus de connaissance et qu’il a activé le rapport au monde d’un nombre impressionnant de spectateurs. La structure même du complotisme, qui laisse une large part à l’interprétation, favorise la connaissance comme processus actif au lieu de vouloir à tout prix imposer un savoir et cela peut expliquer aussi leur succès.
Si « la valeur du savoir dépend de la qualité épistémique du processus qui l’a engendré », la valeur du processus en tant que tel est toujours égale, ce qu’oublient les anticomplotistes…
Alors même qu’ils échouent à susciter ce processus,
Alors même que c’est parfois leur métier !

Enfin, les thèses complotistes, même si elles produisent un savoir faux, s’insèrent parfaitement dans la société de la connaissance de Peter Drucker puisque la connaissance qu’elles produisent est bien une source d’enrichissement… Financier ! Leur audience sur Internet, puis celle de leurs démentis, génèrent un profit substantiel… La connaissance, même si elle produit un savoir faux, produit un argent bien réel grâce aux médias de masse !

L’anticomplotisme fait donc preuve à l’égard du complotisme du même mépris que naguère envers les religieux, refusant de voir que, contrairement au dogmatisme religieux, les vidéos complotistes sont bien des processus de connaissance qui suscitent une réflexion chez leurs spectateurs, un processus qui a une valeur intrinsèque et financière, même si le savoir obtenu est faux. On peut dès lors se demander les raisons profondes d’un tel mépris et surtout d’une volonté si forte de discréditer ce processus

L’anticomplotisme, outil de maintien de l’ordre social

A ce stade de la réflexion, on peut se demander pour quelles raisons le complotisme suscite autant de réactions hostiles, pourquoi il semble si important de l’éradiquer ou au moins le neutraliser alors qu’il produit de la richesse et permet malgré tout l’accès à un certain type de connaissance définie comme mise en réflexion.

Le vrai problème posé par le complotisme, ce ne sont pas ses thèses erronées, ni même son mode argumentatif perçu comme douteux. Non, le vrai problème est son pouvoir de subversion sociale. On trouve dans l’Histoire de nombreux exemples où la croyance en l’existence d’un complot a suffi à provoquer des transformations sociales importantes.


Ainsi, XVI-XVIIème siècle, la chasse aux sorcières fut justifiée par la conviction que ces femmes « libres » complotaient avec le Diable pour détruire la Chrétienté. Comme l’écrit Nicole Jacques-Lefèvre, normalienne professeur de littérature et spécialiste des sorcières

Les comptes-rendus de procès en sorcellerie et les traités de démonologie, du Marteau des sorcières à Pierre de Lancre, construisent et reproduisent une même fiction, conforme à leurs attentes, de pacte et de complot.

La peur d’un complot a donc produit une forte violence ( 60 000 victimes) pour aboutir à une transformation sociale sans précédent, en l’occurrence la main-mise du catholicisme sur les croyances et la vie quotidienne des Européens de l’époque moderne.

L’exemple le plus frappant du pouvoir de transformation sociétale du complotisme est la Grande Peur : durant l’été 1789, la conviction paysanne d’un complot aristocratique visant à étouffer les prémisses de la révolution conduit le peuple des campagnes à prendre d’assaut les châteaux, comme le rappelle ce Podcast france culture… Il faudra abolir les privilèges pour y mettre fin.

L’égalité s’est donc affirmée à cause de la croyance en un complot, largement relayé par des journaux qui commençaient à peine à être diffusés. Comme l’écrit l’historien Philippe Munch dans son article l’imaginaire du complot et la violence fondatrice : aux origines de la nation française (1789),

La peur du complot a produit la violence qui a elle-même produit un discours justificatif mettant en scène le complot aristocratique. »

La peur d’un complot aristocratique a produit la violence de la Grande Peur qui a ensuite produit un discours extrémiste se justifiant… Mais c’est bien cette peur qui est aux origines de notre société actuelle !

Le même enchainement se retrouve à d’autres moments historiques où la croyance en l’existence d’un complot a suscité de la violence et in fine, un important changement social.

A la fin du XIX, dans un contexte de difficile enracinement de la démocratie et de la république en France, les complots sont légion et jouent un rôle important dans la politisation de la société. Ainsi, Léo Taxil qui invente un foisonnant complot maçonnique sataniste (10 000 pages imprimées ! ), a contribué d’une part à déstabiliser le gouvernement de la IIIème République dont de nombreux membres étaient franc-maçons et d’autre part, à faire entrer les catholiques monarchistes dans le débat démocratique. On peut même lire l’affaire Dreyfus à travers cette grille : après tout, croire en l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus revenait à croire en l’existence d’un complot militaire visant à l’accuser ou à rejeter la possibilité de ce complot. Or, ce débat complotiste dreyfusards contre anticomplotistes-antidreyfusards est le premier grand débat politique républicain.

Au XXème siècle, le complot réel ou redouté fut aussi une importante force de (non) changement politique, notamment pendant la guerre froide. Que ce complot soit réel comme les complots ourdis par la CIA pour endiguer le communisme en Iran ou au Chili ou un pur fantasme comme le péril rouge du maccarthysme, ce moment de l’Histoire des USA, au début des années 1950, où la croyance en un complot communiste infiltrant les institutions politiques et culturelles conduisit à une purge des élites. La peur d’un complot suffit à mobiliser des forces sociales et politiques importantes au service d’un projet de société (libéral capitaliste), contre un autre (socialiste ou communiste), et même plus subtilement

« Le maccarthysme, c’est aussi l’arme des républicains pour abattre les démocrates. »
André Kaspi

On peut donc bien dire que la croyance en un complot aboutit à un changement sociétal : christianisation des moeurs, fin des privilèges, enracinement de la démocratie ou du capitalisme. Par conséquent, l’anticomplotisme apparaît comme une force conservatrice.
Le projet de société des complotistes de Hold up n’est pas très clair, il n’est même pas sûre qu’ils en aient un mais par contre, le pouvoir de subversion de cette vidéo est évident : elle porte et diffuse une forte critique du capitalisme mondialisé, du néolibéralisme décomplexé.
Discréditer ce discours pour vice de forme, outre que c’est inefficace, aboutit surtout à renforcer ce système, à le soutenir. L’anticomplotisme, sous couvert de vouloir émanciper intellectuellement les complotistes égarés, les maintient en fait à distance de toute critique fondamentale du système capitalo-marchand, en suggérant que, si l’on n’est pas capable de construire sa critique selon les règles… Mieux vaut ne pas critiquer !
Ce discours anticomplotiste est bien au service du maintien de l’ordre néolibéral capitaliste actuel… Et à l’opposé de l’émancipation par la réflexion dont, pourtant il se réclame mais qu’il rend improbable par son mépris de classe.

En conclusion, les méthodes de débunkage échouent à ramener les complotistes Covid dans le droit chemin de la pensée parce qu’elles ne voient pas que leurs arguments formels peuvent s’appliquer à l’immense majorité des discours médiatiques contemporains et qu’elle n’essaient même pas de répondre aux questions existentielles posées par ce documentaire et par la crise sanitaire. Les discours anticomplotistes méprisent la capacité de Holdup à produire de la réflexion, à défaut d’un savoir vrai, et se coupe ainsi de leur cible. Ce faisant, ils se transforment en outil de maintien de l’ordre néolibéral, car, en discréditant les discours, ils réduisent à néant leurs capacités de mobilisation populaire révolutionnaire.
Les clivages autour de Hold up révèle donc les tensions actuelles de la société bien au delà des réactions à la crise COVID et par dessus les clivages politiques habituels. D’un côté, certains continuent à réfléchir selon les modalités issues des Lumières, bien qu’elles soient assez largement mises en échec aujourd’hui par l’émergence de la société de la connaissance et la massification des médias et ne répondent pas aux questions existentielles exacerbées par la crise : les anticomplotistes. D’autres renoncent au savoir vrai pour privilégier la réflexion autonome et la critique individuelle, afin de répondre par leurs propres moyens à ces mêmes questions. Ce faisant, ils sont susceptibles de remettre profondément en cause le système néolibéral actuel, d’abord en idées mais pourquoi pas en actes si s’active le pouvoir subversif du complotisme. Le complotisme est donc bien un processus d’empowerment, c’est-à-dire de réappropriation du pouvoir personnel, tant intellectuel que politique. En dénigrant le premier, l’anticomplotisme étouffe le second, repoussant ainsi une possible révolte populaire anticapitaliste.
C’est pourquoi il est important pour l’émergence du monde d’après qu’il reste inefficace. En revanche, une alliance entre une partie des anticomplotistes, la frange écolo/de gauche, et les spectateurs de Hold up, soit sincèrement convaincus soit simplement ébranlés par ce discours, pourrait constituer le point de bascule vers la sortie du capitalisme.

1er mai : May Day

En ces temps confinés,

où rien ne différenciera le 1er mai des autres jours, eux aussi chômés forcés,

puisqu’on ne pourra pas s’offrir du muguet, qui de toutes façons est en avance,

ni manifester, en tous cas dans la rue,

j’ai eu envie de le commémorer en élucidant cette question :

pourquoi la fête du travail le 1er mai et pas un autre jour ?

Google n’est pas mon ami mais une recherche qui aurait dû me prendre deux minutes m’a ouvert des pistes de réflexion insoupçonnées. J’ai commencé par la page de l’internaute, où la mention des anarchistes condamnés m’a surprise : on fête un attentat anarchiste ??? Etrange ! J’ai donc approfondi. Sans surprise, ils ne sont pas mentionnés sur le site du Figaro mais Wikipedia me donne quelques lumières : en fait, ce n’était PAS un attentat anarchiste mais très probablement un coup monté qui a abouti à l’exécution de cinq anarchistes que l’on savait innocents ! Sacré symbole… Que tout le monde a oublié… 1

Retour en arrière : Etats-Unis, début des années 1880. La lutte pour la journée de 8h bat son plein, orchestrée par les syndicats anarchistes qui sont alors majoritaires. La grève générale étant leur mode d’action privilégié, celle-ci devra débuter le 1er mai 1886 car c’est le jour du bilan comptable annuel des entreprises et donc du renouvellement (ou pas ) des contrats de travail. A Chicago, la grève se prolonge malgré une répression policière féroce qui fait 3 morts grévistes. Une marche de protestation non violente est alors organisée et, comme celle-ci se disperse à Haymarket Square, la police charge subitement puis une bombe explose dans les rangs de la police, tuant un policier. L’émeute qui suit fait de nombreuses victimes, essentiellement civiles.

Sept meneurs anarchistes sont aussitôt arrêtés, un huitième se rend. Leur procès est un modèle d’iniquité assumé ; ainsi, le procureur Julius Grinnel déclare au jury :

« Ces huit hommes ont été choisis parce qu’ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent.
Messieurs du jury : condamnez ces hommes, faites d’eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société.
C’est vous qui déciderez si nous allons faire ce pas vers l’anarchie, ou non. »

Tous seront condamnés à mort, la mobilisation mondiale de l’opinion publique pourra en sauver 3, l‘un se pend dans sa cellule mais August Spies, George Engel, Adolph Fischer et Albert Parsons sont pendus le 11 Novembre 1887, qui est le 1er Black Friday de l’Histoire. Les capitaines d’industrie de Chicago assistent à la pendaison sur invitation ! ! !

Mais, le plus terrible reste à venir : dès 1893, les huit sont réhabilités et le gouverneur de l’Illinois John Peter Altgeld déclare : « Alors que certains hommes se résignent à recevoir des coups de matraque et voir leurs frères se faire abattre, il en est d’autres qui se révolteront et nourriront une haine qui les poussera à se venger, et les événements qui ont précédé la tragédie de Haymarket indiquent que la bombe a été lancée par quelqu’un qui, de son propre chef, cherchait simplement à se venger personnellement d’avoir été matraqué, et que le capitaine (de police) Bonfield est le véritable responsable de la mort des agents de police. » A nouveau, le scandale est énorme !

D’autant que certaines hypothèses vont jusqu’à dire qu’il est possible que la bombe ait été lancée par des agents gouvernementaux infiltrés (agence Pinkerton)….

Dans les décennies qui suivent, le 1er mai commémore avant tout la mémoire de cette injustice et de cette manipulation judiciaire, la mémoire de ces hommes éxécutés pour leurs idées par un système déjà fort peu scrupuleux, en plus des revendications pour la journée de 8h. Et il fut le théâtre d’autres épisodes de répressions sanglantes, notamment la fusillade de Fourmies en 1891.

LE SAVIEZ-VOUS ???

Je prends le pari que cette injustice a totalement disparu des mémoires, disons depuis les 30 Glorieuses alors que la plupart des ouvriers du premier XXème siècle le savaient… Et l’honoraient… Et s’en inspiraient pour défendre leurs valeurs et leurs droits !

Et c’est grave !

Grave d’abord parce que ces martyrs ouvriers meurent une deuxième fois

Grave ensuite parce que « celui qui oublie le passé est condamné à le revivre » 😉 La fin du XIX regorge d’exemples d’abus policiers et judiciaires dont l’Affaire Dreyfus n’est que le plus connu… Mais peut-être pas le plus lourd d’enjeu mémoriel ! L’antisémitisme est aujourd’hui politiquement incorrect ; condamner le radicalisme, et pire encore, l’anarchisme est politiquement correct. Mais est-ce que cela rend la manipulation judiciaire plus acceptable ? Et surtout est-ce que cela légitime d’effacer ces abus ?

Grave donc surtout parce que cet « oubli » participe d’une grande opération de reconstruction de la mémoire pour en évincer toute trace d’activisme ou de résistances au système capitaliste, et aussi tout souvenir des dérapages du système policier et judiciaire. Pensez à ce qu’est devenu le Black Friday… De la commémoration de la condamnation injuste et qui assume de l’être de militants ouvriers à… un jour de soldes ! ! ! Quel succès pour le système capitaliste ! Quel désespoir pour tous ces militants anticapitalistes massacrés un 1er mai ! ! !

Grave enfin parce que, ce faisant, on rend plus difficile voire plus improbable le soulèvement massif ou individuel. En s’abstenant de raconter ces épisodes, on s’abstient de les poser en martyrs… Et donc en exemples ! Que certains pourraient être tentés d’imiter… Et l’on assure la paix et la résignation sociale !

En outre, si les ouvriers du début du XXème siècle ont tenu à commémorer le massacre de Haymarket, ce n’est pas tant pour le massacre lui-même, tragiquement inscrit dans une longue série de répressions violentes, que pour la condamnation inique des leaders. Ce qui a traumatisé l’opinion de l’époque, et méritait commémoration, c’est cette condamnation, bien plus que le massacre lui-même ! Commémorer le 1er mai est un peu comme commémorer l’éxécution de Sacco et Vanzetti… Sans le savoir ! Car seule l’amnésie collective a permis le maintien de cette commémoration…

Il est temps d’en sortir ! Il est temps de se réapproprier tous ces épisodes de résistance ouvrière et de commémorer toutes les répressions qu’ils ont suscités. Si le 1er Mai commémore quelque chose, c’est la résistance des travailleurs du monde entier qui se mobilisaient massivement contre l’exploitation capitaliste pour un monde meilleur ET la répression aveugle qu’ils ont vaillamment endurée. Reprenons le flambeau de la résistance, relions-nous à ce passé et, à notre tour, militons pour un monde meilleur, maintenant qu’il est évident que le capitalisme a atteint ces limites écologiques et sociales, en plus des limites humaines, encore plus évidentes aujourd’hui qu’il y a un siècle.

1Sauf les spectateurs de Ni Dieu, Ni maitre, histoire de l’anarchisme de Tancrède RAMONET