Pourquoi l’anticomplotisme est-il en échec et doit y rester

La « sortie » du documentaire Hold up, et sa très large diffusion (plus de 6 millions de vues la première semaine), refont jaillir les textes et vidéos sur le complotisme, pour une condamnation unanime des médias mainstream et une déconstruction pédagogique des mécanismes de ce type de supports, d’autant plus que ce documentaire a une audience bien plus large que la « sphère complotiste traditionnelle ».
Le clivage complotistes/anticomplotistes s’accentue, autour d’un sujet aux enjeux bien plus lourds que « A-t-on marche sur la Lune? » : le pourquoi et le comment de la crise sanitaire actuelle. Dans quelle mesure ce clivage n’est-il pas révélateur des tensions internes à notre société?

Le complotisme, une erreur de raisonnement?

Les médias main stream et autres sites anticomplotistes expliquent doctement que l’on reconnait une vidéo complotiste à l’utilisation d’un certain nombre de procédés, ainsi que l’expose par exemple Partager c’est sympa

Le plus révélateur serait le

Mille-feuille argumentatif

C’est-à-dire le fait de juxtaposer des arguments de toute nature, trop d’arguments, trop vite, trop longtemps, pour provoquer une sidération qui facilite l’adhésion. Et effectivement, les 2h30 d’Hold up Covid y excelle.

Mais, si l’on prend un peu de recul, ne peut-on penser que tous les médias aujourd’hui font du mille-feuille?
Que penser de l’info en continu de BFM? Est-ce que ce n’est pas précisément un mille-feuille, même pas argumenté?
Et si l’on regarde un large panel de vidéos Youtube à volonté vulgarisatrice, ne font-elles pas exactement la même chose?

Plus fondamentalement, cette impression d’avalanche d’informations n’est-elle pas le quotidien de tout lycéen ou étudiant?

Et, au fond, toute argumentation n’est-elle pas un mille-feuille? Certes, une argumentation de qualité est un cheminement mais en rencontre-t-on souvent?

La norme de l’exposition d’informations EST le mille-feuille et en faire un critère de reconnaissance de complotisme est au mieux inefficace, au pire… Condescendant?

Parce que, au fond, ce qui différencie un mille-feuille jugé complotiste d’un mille-feuille jugé fiable ce n’est pas sa structure, ce sont ses sources et la réputation de ses experts. Les anticomplotistes pointent l’utilisation de

L’argument d’autorité

Les vidéos complotistes feraient appel à des experts qui n’en sont pas, dans le but de « faire le buzz/faire de la propagande ». Cet argument pose au moins deux problèmes :

  • aujourd’hui, l’immense majorité des médias veulent vendre donc… faire le buzz… Et les liens des médias avec les grandes entreprises les éloignent de l’objectivité pour les rapprocher de la propagande. La publicité elle-même est perçue par certains comme de la propagande. Si bien que ce reproche-là aussi est perçu comme injustifié
  • La remise en cause de la fiabilité des experts est elle aussi difficilement convaincante. En effet, toutes les chaînes d’info font appel à des experts, toujours les mêmes et les raisons pour lesquels ils seraient plus fiables que d’autres sautent d’autant moins aux yeux que ces experts répètent le même discours dominant. Ils créent l’impression d’être fiables parce qu’ils disent ce qui est attendu. Ainsi, naît l’idée que l’on ne peut être un expert si l’on tient un discours minoritaire.
    Une idée validée par le fait -réel- que la qualité d’un expert, tient in fine à sa validation par ses pairs.
  • Cette validation dépend du respect du protocole scientifique et de la critique des sources, qui est le 3ème point d’achoppement du complotisme

Respect du protocole scientifique et critique des sources

Le respect du protocole scientifique ne peut plus aujourd’hui passer pour une preuve absolue de vérité. Toute personne ayant fait des études secondaires a intégré que les connaissances évoluent, que des certitudes se révèlent finalement fausses avec l’évolution de la recherche. Et même que ce tâtonnement est l’essence même de la méthode scientifique qui fait donc une large part… A l’erreur ! Une thèse n’est acceptée que tant qu’il n’y en a pas de meilleures.

« La plupart des autres primatologues, pourtant peu enclins à accepter l’explication de l’automédication, se sont montrés incapables d’avancer d’autres explications convaincantes » et ont donc (provisoirement) admis cette thèse.
K. Glander, cité dans Biomimétisme de J.M. Benyus

En outre, la validation par les pairs, base du protocole scientifique, se heurte aujourd’hui à la marchandisation des revues et au monopole de quelques grands groupes d’édition scientifique qui filtrent et donc biaisent cette validation, ainsi que l’explique bien ce Datagueule

L’opinion publique s’est donc faite à l’idée que la vérité est relative, même en sciences, même en respectant scrupuleusement les méthodes scientifiques.
Ce doute est encore plus vif quand on sort du domaine des sciences dures et l’enquête journalistique, si bien argumentée soit-elle, ne peut plus prétendre présenter une vérité. Ou, à tout le moins, elle a beaucoup perdu en confiance… Puisqu’il n’y a pas de certitudes, pourquoi les thèses qu’on me désigne complotistes le seraient-elles?

Au final, les critères de reconnaissance formels des vidéos complotistes ne sont pas convaincants parce qu’ils sont largement partagés ou proches de tous les autres médias. Comme l’écrit Frederic Lordon, économiste certes hétérodoxe, les vidéos complotistes partagent

« les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là. »


Et donc, ce qui serait le plus caractéristique du complotisme serait la nature et la structure de la thèse elle-même, pas la forme mais le fond, ainsi que le résume cette infographie tirée d’un site gouvernementale, explicitement intitulée On te manipule

Cette réflexion sur les critères de reconnaissance du complotisme,et autre méthode de « débunkage », a tenté d’expliquer pourquoi ils échouent souvent à convaincre le public acquis à ces thèses.
Au fond, les dites méthodes de débunkage ne prennent pas en compte les effets de l’avènement de

La société de la connaissance, telle que définie par le journaliste, professeur de management Peter Drucker.

« Les médias ont modifié la perception de la réalité »

Les médias et leur massification ont modifié, en l’occurrence, la perception de la vérité et de ses garanties, la perception des figures d’autorité et même de ce qui peut sembler (in)vraisemblable. En multipliant les informations, les analyses, les experts, ils ont réduit la confiance que le public leur accordait.
La démocratisation de l’enseignement, la hausse globale du niveau de qualification de la population a aussi modifié le sentiment de compétences des lecteurs/spectateurs qui se sentent plus sûrs dans leurs opinions qu’il y a 50 ans. Après tout, ils ont fait des études et sont qualifiés.
Et donc si les médias échouent aujourd’hui à convaincre une partie des spectateurs étiquetés complotistes, c’est parce qu’ils ne prennent pas en compte les modifications profondes des structures de la connaissance. Mais, c’est aussi et peut-être surtout parce qu’ils ne répondent pas aux besoins REELS de ces spectateurs, faute de chercher à les identifier.

La suite de cette analyse s’intéresse essentiellement aux thèses complotistes autour du COVID parce qu’elles passent avec succès toutes les premières étapes du décodeur ci dessus, ce qui est aussi un des facteurs explicatifs de son audience bien supérieure à la moyenne. A la fois plus complexes et plus écoutées, elles répondent sans doute à des besoins sociaux plus importants qu’il est intéressant et important d’élucider.

Le complotisme COVID, réponse à des besoins fondamentaux et mis à mal par la crise sanitaire

Hold up COVID pose en effet tout haut les questions que tout le monde se pose (de moins en moins) tout bas :
Pourquoi ce virus?
Pourquoi cette gestion de la crise?
Qu’est-ce qu’il y aura après?

Ces questions sont profondément anxiogènes et existentielles… d’autant plus qu’aucune réponse apaisante et crédible n’est apportée.

Certes, on peut se dire, avec Michel Rocard, que tout ceci n’est que le fruit de l’incompétence

« Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. »
Michel Rocard

Mais cela augmente plus l’angoisse que cela ne la réduit : nos conditions de vie se sont brutalement dégradées à cause de la connerie de quelques-uns… Et ceux qui nous dirigent seraient des cons, incompétents que nous avons toutefois élus et qui dirigent nos vies et décident de notre avenir: bonjour l’angoisse !

Le complotisme COVID, réponse au besoin de sens et de cohérence


Il est clairement plus rassurant de penser qu’ils ont un plan, si pernicieux soit-il. Les thèses complotistes séduisent parce qu’elles fournissent des réponses rassurantes parce que cohérentes, à des questions existentielles angoissantes, ou, pour reprendre le mot de Simone Weil, vertigineuses…

Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; […] [l]es termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige
S. Weil

Finalement, les thèses complotistes COVID se rapprochent dans leurs finalités de la religion. C’est un dogmatisme (qui certes ne s’assume pas totalement) Et il remplit les missions qui furent longtemps celles de la religion : il donne des réponses cohérentes aux besoins de comprendre. La thèse du complot remplace la volonté divine pour expliquer les malheurs du monde. C’est irrationnel mais au moins… Il y a une raison et c’est ce qui importe ! Elles s’appuient sur le même archétype fondamental de pensées.
La posture athée n’est en effet pas facile à tenir, comme le disait déjà Blaise Pascal

« Athéisme, marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement »

Le complotisme COVID répond aussi aux besoins de lien et de pouvoir

En outre, en apportant cette réponse, et comme la religion, ce documentaire crée un sentiment d’appartenance qui lui aussi rassure. Il y a ceux qui y croient et les autres. A l’heure de la distanciation qui affaiblit le lien social réel, une appartenance qui ne tient qu’aux idées et passe par les écrans est fortement séduisante… Et rassurante : elle rompt ce sentiment d’isolement confiné.

Enfin, les thèses complotistes COVID nourrissent aussi le besoin de pouvoir par la connaissance. Et, à l’heure des suppressions des libertés sans consultation, à l’heure des attestations, le besoin de pouvoir a bien besoin d’être nourri et tous les moyens sont bons.

Donc, on peut expliquer le succès de Hold up COVID parce que ses thèses nourrissent des besoins de cohérence, d’appartenance et de pouvoir particulièrement malmenés par le crise sanitaire et absolument ignorés par les médias mainstream. Elles les nourrissent d’une façon qui se rapprochent beaucoup des systèmes de croyance religieux.

Mais, on ne stigmatise pas les croyants en répétant à l’infini combien leurs croyances sont irrationnelles ou, au moins, depuis 2 siècles de combat laïc, on a compris que la meilleure façon de les faire changer d’avis est d’apporter une réponse plus convaincante (scientifique?) à leurs questions existentielles… Et de tolérer que les croyants résistent à ce qui peut aussi bien être vu comme du prosélytisme et gardent leurs croyances.

En effet, tout comme l’athéisme est une posture intellectuelle minoritaire, l’anticomplotisme traduit un clivage de classe, voire un mépris de classe.

L’anticomplotisme, expression d’un mépris de classe

Le terme de complotiste résonne souvent comme pouvait résonner celui de bigote ou de bondieusard, on y sent une condescendance semblable envers ceux qui ne réfléchissent comme il se doit. Nicolas Casaux résume ce mépris ainsi


Les anticomplotistes s’empressent de conchier tous ceux qu’ils qualifient de « complotistes », de les traiter de tous les noms, de les dénigrer avec parfois un mépris de classe abject (je ne sais plus quel article mass-médiatique renvoie à un thread Twitter d’une personne affirmant que les complotistes sont des gens « moyens » (ne possédant pas de diplôme supérieur d’éducation, etc.) frustrés et idiots).

Mais, cette condescendance est encore pire aujourd’hui : il y a un siècle, les intellectuels laïcs étaient conscients de la différence de nature entre raison et croyance. Aujourd’hui, les anti-complotistes reprochent aux personnes séduites par les thèses complotistes de ne pas se donner les moyens de réfléchir « correctement ». Or, c’est une imposture de suggérer que tout le monde peut faire ce travail de recherches d’informations, de croisement des sources et de constructions d’une pensée personnelle. Rares sont ceux qui en ont le temps après une journée de 8h et plus rares encore ceux qui en ont l’envie, et c’est légitime !

En outre, comme le rappelle Peter Gelderloos, philosophe libertaire,

« Les personnes sur-éduquées des milieux aisés sont intensivement entraînées à n’utiliser l’analyse que pour défendre et améliorer le système existant tout en les rendant tragiquement sceptiques et dérisoires vis-à-vis des idées et des suggestions révolutionnaires. »

Oublier que le débunkage et le travail d’enquête sont la mission des médias mainstream, pas des personnes, relève du mépris de classe des classes aisées et éduquées envers le peuple qui ne sait pas penser.

Cela devrait être la mission des médias de fournir des réponses claires et fiables, facilement accessibles, bref de vulgariser. Mais la massification des médias a plus brouillé et noyé la vulgarisation que le contraire : il est aujourd’hui bien plus chronophage et compliqué de vérifier et sourcer les informations qu’il y a 20 ans et c’est loin de n’être qu’une question de volonté. Je ne crois pas qu’il y ait eu de documentaire objectif et grand public sur la chloroquine ou sur tout autre sujet de débats abordés par Hold up Covid…

Les vidéos complotistes produisent pourtant de la connaissance,

Les théories complotistes produisent bel et bien de la connaissance, même si ce processus n’aboutit pas à un savoir vrai. En effet, si l’on reprend les définitions de Patrick Juignet, psychiatre et philosophe

« La connaissance est un rapport actif au monde qui vise à s’en faire une représentation et à l’expliquer. » Son résultat est le savoir

Il ne fait aucun doute que Hold up Covid relève bien d’un processus de connaissance et qu’il a activé le rapport au monde d’un nombre impressionnant de spectateurs. La structure même du complotisme, qui laisse une large part à l’interprétation, favorise la connaissance comme processus actif au lieu de vouloir à tout prix imposer un savoir et cela peut expliquer aussi leur succès.
Si « la valeur du savoir dépend de la qualité épistémique du processus qui l’a engendré », la valeur du processus en tant que tel est toujours égale, ce qu’oublient les anticomplotistes…
Alors même qu’ils échouent à susciter ce processus,
Alors même que c’est parfois leur métier !

Enfin, les thèses complotistes, même si elles produisent un savoir faux, s’insèrent parfaitement dans la société de la connaissance de Peter Drucker puisque la connaissance qu’elles produisent est bien une source d’enrichissement… Financier ! Leur audience sur Internet, puis celle de leurs démentis, génèrent un profit substantiel… La connaissance, même si elle produit un savoir faux, produit un argent bien réel grâce aux médias de masse !

L’anticomplotisme fait donc preuve à l’égard du complotisme du même mépris que naguère envers les religieux, refusant de voir que, contrairement au dogmatisme religieux, les vidéos complotistes sont bien des processus de connaissance qui suscitent une réflexion chez leurs spectateurs, un processus qui a une valeur intrinsèque et financière, même si le savoir obtenu est faux. On peut dès lors se demander les raisons profondes d’un tel mépris et surtout d’une volonté si forte de discréditer ce processus

L’anticomplotisme, outil de maintien de l’ordre social

A ce stade de la réflexion, on peut se demander pour quelles raisons le complotisme suscite autant de réactions hostiles, pourquoi il semble si important de l’éradiquer ou au moins le neutraliser alors qu’il produit de la richesse et permet malgré tout l’accès à un certain type de connaissance définie comme mise en réflexion.

Le vrai problème posé par le complotisme, ce ne sont pas ses thèses erronées, ni même son mode argumentatif perçu comme douteux. Non, le vrai problème est son pouvoir de subversion sociale. On trouve dans l’Histoire de nombreux exemples où la croyance en l’existence d’un complot a suffi à provoquer des transformations sociales importantes.


Ainsi, XVI-XVIIème siècle, la chasse aux sorcières fut justifiée par la conviction que ces femmes « libres » complotaient avec le Diable pour détruire la Chrétienté. Comme l’écrit Nicole Jacques-Lefèvre, normalienne professeur de littérature et spécialiste des sorcières

Les comptes-rendus de procès en sorcellerie et les traités de démonologie, du Marteau des sorcières à Pierre de Lancre, construisent et reproduisent une même fiction, conforme à leurs attentes, de pacte et de complot.

La peur d’un complot a donc produit une forte violence ( 60 000 victimes) pour aboutir à une transformation sociale sans précédent, en l’occurrence la main-mise du catholicisme sur les croyances et la vie quotidienne des Européens de l’époque moderne.

L’exemple le plus frappant du pouvoir de transformation sociétale du complotisme est la Grande Peur : durant l’été 1789, la conviction paysanne d’un complot aristocratique visant à étouffer les prémisses de la révolution conduit le peuple des campagnes à prendre d’assaut les châteaux, comme le rappelle ce Podcast france culture… Il faudra abolir les privilèges pour y mettre fin.

L’égalité s’est donc affirmée à cause de la croyance en un complot, largement relayé par des journaux qui commençaient à peine à être diffusés. Comme l’écrit l’historien Philippe Munch dans son article l’imaginaire du complot et la violence fondatrice : aux origines de la nation française (1789),

La peur du complot a produit la violence qui a elle-même produit un discours justificatif mettant en scène le complot aristocratique. »

La peur d’un complot aristocratique a produit la violence de la Grande Peur qui a ensuite produit un discours extrémiste se justifiant… Mais c’est bien cette peur qui est aux origines de notre société actuelle !

Le même enchainement se retrouve à d’autres moments historiques où la croyance en l’existence d’un complot a suscité de la violence et in fine, un important changement social.

A la fin du XIX, dans un contexte de difficile enracinement de la démocratie et de la république en France, les complots sont légion et jouent un rôle important dans la politisation de la société. Ainsi, Léo Taxil qui invente un foisonnant complot maçonnique sataniste (10 000 pages imprimées ! ), a contribué d’une part à déstabiliser le gouvernement de la IIIème République dont de nombreux membres étaient franc-maçons et d’autre part, à faire entrer les catholiques monarchistes dans le débat démocratique. On peut même lire l’affaire Dreyfus à travers cette grille : après tout, croire en l’innocence ou la culpabilité de Dreyfus revenait à croire en l’existence d’un complot militaire visant à l’accuser ou à rejeter la possibilité de ce complot. Or, ce débat complotiste dreyfusards contre anticomplotistes-antidreyfusards est le premier grand débat politique républicain.

Au XXème siècle, le complot réel ou redouté fut aussi une importante force de (non) changement politique, notamment pendant la guerre froide. Que ce complot soit réel comme les complots ourdis par la CIA pour endiguer le communisme en Iran ou au Chili ou un pur fantasme comme le péril rouge du maccarthysme, ce moment de l’Histoire des USA, au début des années 1950, où la croyance en un complot communiste infiltrant les institutions politiques et culturelles conduisit à une purge des élites. La peur d’un complot suffit à mobiliser des forces sociales et politiques importantes au service d’un projet de société (libéral capitaliste), contre un autre (socialiste ou communiste), et même plus subtilement

« Le maccarthysme, c’est aussi l’arme des républicains pour abattre les démocrates. »
André Kaspi

On peut donc bien dire que la croyance en un complot aboutit à un changement sociétal : christianisation des moeurs, fin des privilèges, enracinement de la démocratie ou du capitalisme. Par conséquent, l’anticomplotisme apparaît comme une force conservatrice.
Le projet de société des complotistes de Hold up n’est pas très clair, il n’est même pas sûre qu’ils en aient un mais par contre, le pouvoir de subversion de cette vidéo est évident : elle porte et diffuse une forte critique du capitalisme mondialisé, du néolibéralisme décomplexé.
Discréditer ce discours pour vice de forme, outre que c’est inefficace, aboutit surtout à renforcer ce système, à le soutenir. L’anticomplotisme, sous couvert de vouloir émanciper intellectuellement les complotistes égarés, les maintient en fait à distance de toute critique fondamentale du système capitalo-marchand, en suggérant que, si l’on n’est pas capable de construire sa critique selon les règles… Mieux vaut ne pas critiquer !
Ce discours anticomplotiste est bien au service du maintien de l’ordre néolibéral capitaliste actuel… Et à l’opposé de l’émancipation par la réflexion dont, pourtant il se réclame mais qu’il rend improbable par son mépris de classe.

En conclusion, les méthodes de débunkage échouent à ramener les complotistes Covid dans le droit chemin de la pensée parce qu’elles ne voient pas que leurs arguments formels peuvent s’appliquer à l’immense majorité des discours médiatiques contemporains et qu’elle n’essaient même pas de répondre aux questions existentielles posées par ce documentaire et par la crise sanitaire. Les discours anticomplotistes méprisent la capacité de Holdup à produire de la réflexion, à défaut d’un savoir vrai, et se coupe ainsi de leur cible. Ce faisant, ils se transforment en outil de maintien de l’ordre néolibéral, car, en discréditant les discours, ils réduisent à néant leurs capacités de mobilisation populaire révolutionnaire.
Les clivages autour de Hold up révèle donc les tensions actuelles de la société bien au delà des réactions à la crise COVID et par dessus les clivages politiques habituels. D’un côté, certains continuent à réfléchir selon les modalités issues des Lumières, bien qu’elles soient assez largement mises en échec aujourd’hui par l’émergence de la société de la connaissance et la massification des médias et ne répondent pas aux questions existentielles exacerbées par la crise : les anticomplotistes. D’autres renoncent au savoir vrai pour privilégier la réflexion autonome et la critique individuelle, afin de répondre par leurs propres moyens à ces mêmes questions. Ce faisant, ils sont susceptibles de remettre profondément en cause le système néolibéral actuel, d’abord en idées mais pourquoi pas en actes si s’active le pouvoir subversif du complotisme. Le complotisme est donc bien un processus d’empowerment, c’est-à-dire de réappropriation du pouvoir personnel, tant intellectuel que politique. En dénigrant le premier, l’anticomplotisme étouffe le second, repoussant ainsi une possible révolte populaire anticapitaliste.
C’est pourquoi il est important pour l’émergence du monde d’après qu’il reste inefficace. En revanche, une alliance entre une partie des anticomplotistes, la frange écolo/de gauche, et les spectateurs de Hold up, soit sincèrement convaincus soit simplement ébranlés par ce discours, pourrait constituer le point de bascule vers la sortie du capitalisme.

5 réflexions sur “Pourquoi l’anticomplotisme est-il en échec et doit y rester

  1. agnesdivine dit :

    J’adore ta conclusion…. et je me retrouve bien dans ta réflexion générale. J’ai moi-même diffusé Hold Up après l’avoir regardé…. et au fond même si c’était aussi par provocation, je rentre bien dans la catégorie de personnes qui ont très bien intégré les « méthodologies » classiques des vidéos complotistes et qui ne sont pas tout à fait d’accord avec toutes les conclusions non-dites d’ailleurs :)…. Ceci dit l’élément très intéressant de cette vidéo selon moi c’est de réussir à mettre bout-à-bout sans analyse l’ensemble des faits « gênants » qui se sont produits. Une grande force de cette société quand elle veut broyer qq chose c’est d’attaquer de toutes parts cette chose mais de ne jamais montrer l’entièreté des informations, Ça facilite bien sûr la division des masses en cultivant l’incompréhension générale de « l’attaque » (mon exemple derrière la tête est l’Éducation Nationale bien sûr). Et donc le grand intérêt, et donc la production de savoir, de ce genre de vidéo c’est d’ouvrir les yeux sur l’ensemble des fait dans sa globalité…. après les interprétations induites ou non sont à « prendre avec des gants », mais au moins on a une base de réflexion. Le gros danger que j’y vois c’est quand même un peu ce qui V. Verzat c’est que ça peut mener à l’inaction. J’ai aussi beaucoup aimé cette analyse et ce qui ressort de cette vidéo de F. bogaerts sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=irAoNV03RSE&feature=share , vos deux conclusions se rapprochent pas mal 😉

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    • Yvo V. dit :

      Merci pour le lien. J’ajouterais juste qu’il ne faudrait pas non plus verser dans l’excès inverse, et prêter aux complotistes des intentions ou volontés émancipatrices qu’ils n’ont probablement jamais eues. Quand on voit la composition sociologique des tenants de ces théories… Achtung !

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      • Yvo V. dit :

        Pour le dire plus crûment, quand on voit la proportion de fascisants et de négationnistes des problèmes écologiques parmi les complotistes, pas sûr que renvoyer l’anti-complotisme et le complotisme dos à dos soit une bonne chose à faire… Comme souvent, les libertaires, les démocrates, les modérés sont pris en tenaille, et il est très difficile de se battre sur deux fronts à la fois…

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    • Dulcinéa dit :

      En même temps… On a pas trouvé ce qui mène à l’action la masse des gens, jusqu’à aujourd’hui 😉
      Sinon, on devrait peut être se faire une vidéo sur les transformations de l’Education nationale depuis X ans… IntentionS? ComplotS????

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